mardi 22 mai 2018

Zabor ou les psaumes

Zabor ou les psaumes, Kamel Daoud, Actes Sud, 336 pages

Ma cote d'amour:***** J'aime
Commentaire spontané: Grosse réflexion personnelle sur les dimensions insoupçonnées de l'apprentissage d'une langue après cette lecture.
Ce qu'en dit l'éditeur:

Orphelin de mère, indésirable chez son père remarié, élevé par une tante célibataire et un grand-père mutique, Zabor n’avait rien d’un enfant comme les autres. Il a grandi à l’écart de son village aux portes du désert, dormant le jour, errant la nuit, solitaire trouvant refuge dans la compagnie des quelques romans d’une bibliothèque poussiéreuse qui ont offert un sens à son existence. Très tôt en effet, il s’est découvert un don : s’il écrit, il repousse la mort ; celui ou celle qu’il enferme dans des phrases de ses cahiers gagne du temps de vie.
Ce soir, c’est un demi-frère haï qui vient frapper à sa porte : leur père est mourant et seul Zabor est en mesure, peut-être, de retarder la fatale échéance. Mais a-t-il des raisons de prolonger les jours d’un homme qui n’a pas su l’aimer ?
Fable, parabole, confession vertigineuse, le deuxième roman de Kamel Daoud célèbre l’insolente nécessité de la ficion en confrontant les livres sacrés à la liberté de créer. Telle une Shéhérazade ultime et parfaite, Zabor échappe au vide en sauvant ses semblables par la puissance suprême de l’écriture, par l’iconoclaste vérité de l’imaginaire.

"Pourquoi raconte-on des histoires depuis toujours ? Pour contrer le temps ? La peur ? Peupler la nuit par un feu et un récit ? Pour s’amuser ? Il y a dans ce rite immémorial une nécessité, un besoin et pas seulement un désir. Car lorsqu’on raconte ou lorsqu’on écrit, l’histoire a un début et une fin, contrairement au monde et à ses étoiles qui parsèment nos interrogations. L’histoire en est l’alternative, la possible cohérence, notre part : il y a la pierre tombale et la première pierre, la quête et le triomphe. Cette nécessité de la parole, qui plus tard deviendrait livres, m’est apparue très tôt comme une évidence. Les Mille et Une Nuits en résument la formule : une femme raconte pour sauver sa vie. La sienne, seulement. Alors que toute la littérature est là pour sauver la vie des autres, autant que possible, la part humaine.
Sauf que, pour écrire ou raconter, il faut un feu pour fixer le voyageur et une langue qui maîtrise la peur nocturne. L’aventure de la langue n’est pas dans l’extension de sa synonymie vertigineuse mais dans celle de notre puissance, celle du narrateur et de l’auditeur. La langue est une aventure en soi. Possibilité de libération, preuve de liberté : prendre la parole, c’est amoindrir un dieu qui l’accapare. Dans mon pays, elle est dissidence, elle est le lieu des imaginaires désobéissants. Comment raconter le monde entre le récit de la guerre de libération, qui fait passer la mort avant la vie, et le récit des religieux, qui fait passer l’au-delà avant l’ici-bas ? C’est une question qui obsède mon écriture : prouver que le monde existe !
J’ai écrit Zabor pour raconter mes croyances : toute langue est autobiographique. Écrire, c’est se libérer ; lire, c’est rejoindre ou embrasser ; imaginer, c’est assurer sa propre résurrection. Le dictionnaire est une escalade du sens. Mais aussi une impasse : les livres sacrés racontent la chute mais ne disent rien du goût du fruit défendu. La langue est dans l’antécédent du mot : le goût. C’est aussi le but de cette fable, rappeler cette hiérarchie.
L’idée était de sauver la Shéhérazade des Mille et Une Nuits et de reposer la plus ancienne des questions : peut-on sauver le monde par un livre ? Vieille vanité à laquelle le dieu des monothéismes a cédé quatre ou cinq fois."

K. D.

lundi 7 mai 2018

Plus fort que Sherlock Holmes

Plus fort que Sherlock Holmes, Mark Twain, éditions de l'Aube, 192 pages

Ce qu'en dit l'éditeur:

Ce court recueil de nouvelles policières fait figure de « chef-d’œuvre inconnu » dans l’œuvre de Mark Twain. L’auteur s’y joue avec maestria des règles du genre en les moquant, en dépoussiérant les codes en vigueur dans l’Ancien Monde – celui que Sherlock Holmes incarne à merveille !
Et il se donne autant de prétextes pour afficher la fraîcheur, la force et la jeunesse du Nouveau Monde – le sien –, et le lieu de cette aventure réelle.
C’est donc avec humour et intelligence que Mark Twain rajeunit le très britannique Sherlock Holmes à la sauce yankee.

Ma cote d'amour: ***** Enthousiaste
Commentaire spontané: Voilà qui fait du bien de replonger dans l'écriture raffinée du 19ème! Un voyage dans le temps qui ne manque pas de fantaisie, loin de là!

Le poids de la neige

Le poids de la neige, Christian Guay-Poliquin, éditions de l'Observatoire, 256 pages

Ce qu'en dit l'éditeur:

À la suite d’un accident, un homme se retrouve piégé dans un village enseveli sous la neige et coupé du monde par une panne d’électricité. Il est confié à Matthias, un vieillard qui accepte de le soigner en échange de bois, de vivres et, surtout, d’une place dans le convoi qui partira pour la ville au printemps, seule échappatoire.
Dans la véranda d’une maison où se croisent les courants d’air et de rares visiteurs, les deux hommes se retrouvent prisonniers de l’hiver et de leur rude face-à-face.
Cernés par une nature hostile et sublime, soumis aux rumeurs et aux passions qui secouent le village, ils tissent des liens complexes, oscillant entre méfiance, nécessité et entraide.
Alors que les centimètres de neige s’accumulent, tiendront-ils le coup face aux menaces extérieures et aux écueils intimes ?

Ma cotte d'amour: ***** Enthousiaste
Commentaire spontané: Happée par l'enchaînement des courts chapitres et par cet effondrement du monde extérieur.

Nous étions l'avenir

Nous étions l'avenir, Yaël Neeman, Actes Sud, 272 pages / Babel, 272 pages

Ce qu'en dit l'éditeur:

“Le kibboutz n’est pas un village au paysage pastoral, avec ses habitants pittoresques, ses poules et ses arbres de Judée. C’est une oeuvre politique, et rares sont les gens de par le monde qui ont vécu, par choix et de leur libre volonté, une telle expérience, la plus ambitieuse qui fut jamais tentée. Qui pourrait dire non à une tentative de fonder un monde meilleur, un monde d’égalité et de justice ? Nous n’avons pas dit non. Nous avons déserté.”
Avec humour, compassion, mais aussi avec une lucidité totale, Yaël Neeman raconte l’histoire du kibboutz Yehi’am fondé par ses parents, originaires de Hongrie, et nous initie à cette vie si particulière. Elle nous fait partager la perception d’une enfant, puis d’une adolescente qui ne sait pas dire “je”, qui se fond mentalement dans un “nous” permanent au service d’une utopie insatiable, hors d’atteinte. Un jour, la séparation se produit. Elle est à l’armée, cette autre idéologie collective. La brillante soldate craque et est réformée. La bulle communautaire éclate, le monde s’ouvre à elle en même temps que viennent les mots justes pour dire la double désertion.
Une analyse d’une fécondité extrême sur l’individu, la société, le poids des idéologies et des bonnes intentions, dans ce qui fut l’expérience la plus audacieuse du xxe siècle : le kibboutz.

Ma cote d'amour: ***** J'aime
Commentaire spontané: Un témoignage non exhaustif de la vie d'un kibboutz, car il se réduit à celui de l'enfant.

mercredi 2 mai 2018

L'enfant perdu

L'enfant perdu, Anna Lavrinenko, éditions de l'Aube, 80 pages

Ce qu'en dit l'éditeur:

"On m'a perdu à l'aéroport, dans la salle d'attente. Et puis, bien des années plus tard, je suis devenu adulte."
Dima - un homme d'une trentaine d'années, d'à peu près un mètre quatre-vingts, des cheveux châtain clair coupés en brosse, des yeux bleus, des lèvres fines et pâles, bref, un home ordinaire - est-il voué à tout perdre autant qu'il est perdu ? D'abord sa mère, ensuite sa femme, et maintenant ses clefs ; il lui faut changer s'il veut s'en sortir. A travers l'histoire de cet enfant perdu, nous soupçonnons que c'est un peu celle de la jeunesse russe d'aujourd'hui qui nous est racontée... Le bonheur viendra du coup de pied donné dans la routine : il est toujours utile de nous le rappeler.

Ma cote d'amour: ***** Enthousiaste
Commentaire spontané: Un personnage attachant, très proche de nous.

Et puis ça fait bête d'être triste en maillot de bain

Et puis ça fait bête d'être triste en maillot de bain, Amandine Dhée, éditions La Contre Allée, 88 pages

Ce qu'en dit l'éditeur:

Jeune adulte devenue écrivaine, la narratrice s’interroge sur l’histoire qui l’a façonnée avec laquelle elle doit encore composer aujourd’hui. Elle se remémore les épisodes marquants de sa vie tout en questionnant ses choix les plus récents.
Et puis ça fait bête d’être triste en maillot de bain pourrait bien être le parcours d’une émancipation à travers les âges et les usages. Une confrontation aux codes déterminés, inculqués pour le bien-être de chacun à l’école, dans la famille ou encore dans le monde du travail et qui, selon Amandine Dhée, s’avèrent ressembler davantage à des promesses désespérées et mensongères plutôt qu’à un réel cheminement épanouissant. Et ça commence à la naissance, premier chapitre, où déjà le regard des autres pèse : « Elle est laide, aurait dit ma grand-mère lorsque je suis venue au monde. » 
Le lecteur suit à la fois le parcours de la narratrice dans une histoire qu’elle souhaite faire sienne et sa réflexion à propos d’une écriture naissante, qui s’affirmeront simultanément. L’enfant devient l’adulte que la narratrice a choisi d’être.
Souvent bref, les chapitres s’enchaînent avec la force évocatrice d’un Haïku. Quelques mots suffisent à Amandine Dhée pour installer le décor et la complexité des sentiments. 
Une écriture miroir où, tout comme la narratrice, l’on se réfléchit, chapitre après chapitre. 
On retrouve l’humour piquant qu’on connaissait de ses précédents ouvrages.

Ma cote d'amour: ***** Enthousiaste
Commentaire spontané: Un univers légèrement décalé qui m'a enchantée.

Cavalerie Rouge

Cavalerie Rouge, Isaac Babel, Le bruit du temps, 248 pages

Ce qu'en dit l'éditeur:

Écoutant son mentor Maxime Gorki, qui l’avait incité à se frotter à la réalité, Babel suivit la campagne de Pologne en tant que correspondant de guerre du journal Le Cavalier rouge. De mai à septembre 1920, cet intellectuel juif porteur de lunettes accompagna à travers la Volhynie les cosaques de la 1re armée de cavalerie commandée par Boudionny. Ces quelques mois donneront naissance au livre qui a fait sa gloire et qui fut très vite traduit dans toutes les langues. Les textes de Cavalerie rouge, d’abord publiés séparément dans des revues et des journaux, furent rassemblés pour la première fois en recueil par Babel lui-même en 1926. Dans ces brefs tableaux que l’on pourrait rapprocher de certaines gravures de Goya, le style de Babel est éblouissant. Un de ses lecteurs de la première heure a noté qu’il pouvait parler aussi bien, dans le même paragraphe, de la beauté du ciel étoilé et des pires désastres de la guerre. Les exemples en sont innombrables dans Cavalerie rouge. Ce qui pourrait apparaître comme une fascination pour la violence relève en réalité d’une « passion de bête fauve pour la perception », de la volonté, chez l’artiste Babel, d’appréhender le réel sous toutes ses formes. L’écrivain est moins attiré par la violence des cosaques dont, en tant que Juif, il a été victime dans son enfance, « que par l’audace, le caractère passionné, la simplicité, et la franchise – et la grâce » dont ils peuvent aussi faire preuve. Il semble bien qu’il faille attribuer à Gorki ce conseil que Babel a suivi toute sa vie et que, dans un de ses textes « autobiographiques », il met dans la bouche d’un vieux correcteur d’imprimerie : « Un homme qui ne vit pas dans la nature comme le fait une pierre ou un animal n’écrira pas de toute son existence une seule ligne qui vaille quelque chose. »

Ma cote d'amour: ***** J'aime
Commentaire spontané: Cette traduction bénéficie d'une introduction très complète et d'une mise en perspective historique bienvenues.